Dans une société où vitesse, performance, satisfaction immédiate, rentabilité et efficacité sont devenues des normes, ralentir apparaît souvent comme un luxe. Car quelque chose s’est effrité dans nos sociétés : le temps de la relation, de l’écoute, du silence fécond et de la pensée profonde. Nous en avons eu un aperçu lors du confinement mondial de 2020, provoqué par la pandémie de COVID-19. Cette pause forcée a réveillé en nous le souvenir d’une autre manière de vivre : plus lente, plus attentive et plus reliée.

Il est tentant d’accuser uniquement le numérique. Pourtant, ce n’est qu’un outil. Il devient ce que nous en faisons : il peut enfermer ou relier, dissoudre ou nourrir le sens. Il peut nous accabler ou soutenir une parole plus lente, plus incarnée. En réalité, c’est peut-être notre manière d’être au monde qui s’est transformée. Comment réinventer notre art de vivre ?

Les spiritualités polythéistes reconnaissent l’existence du non-maîtrisé (nature sauvage, mort, invisible, divin…), la pluralité des voix (diverses croyances, divinités, traditions, héritages…), le temps des saisons et les rites — qu’ils soient saisonniers, communautaires ou de passage — qui entretiennent notre relation au monde. Peut-être offrent-elles des clefs pour penser un art de vivre plus enraciné, axé sur les relations, les rythmes naturels, la profondeur. Et dans cette optique, ralentir devient un geste de réappropriation de notre temps et du sens de nos existences.

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I. Quand le temps s’emballe, l’âme cherche le bon tempo

Que l’on vive en ville ou à la campagne, nos vies semblent suivre le même rythme : métro-boulot-dodo, quête de performance, d’efficacité, de bien-être optimisé. Le tempo s’est emballé. Ce qui devait nous libérer — la technologie, les raccourcis, les services rapides — a souvent fini par nous emprisonner. Nos journées débordent de tâches, nos esprits d’alertes, de messages, de rendez-vous qui s’enchaînent sans fin.

Le sociologue Hartmut Rosa parle d’accélération sociale : technique, relationnelle, existentielle. Une cadence qui nous déconnecte du présent, qui rend difficile cette douce résonance avec le monde, les autres, soi-même. Depuis les années 70, la productivité horaire a bondi — +50 % selon l’OCDE — mais cela n’a pas allégé nos vies. Au contraire. On fait plus, plus vite, souvent avec moins de sens. Et dans ce flot d’informations, notre attention s’effrite. En 2015, une étude Microsoft affirmait qu’elle serait tombée à 8 secondes. Moins qu’un poisson rouge (9 secondes). Anecdotique peut-être, mais révélateur. Cette expérience de « temps perdu » n’est pas sans rappeler les épreuves des héros mythologiques comme Sisyphe, condamné à une tâche éternelle et absurde.

Dans ce tourbillon, ralentir devient presque subversif. Un luxe, peut-être. Mais surtout un besoin. Prendre le temps d’écouter, de ressentir, de goûter à la présence. Ralentir, c’est réapprendre à être là. C’est résister à l’éparpillement. C’est se donner la chance, aussi modeste soit-elle, d’habiter autrement le monde. Cette approche, loin des artifices modernes, réveille en nous l’importance d’habiter l’instant en habitant aussi notre corps, l’espace et le moment présent avec toute notre sensibilité.

Dans les traditions polythéistes, ce monde de sensations, d’émotions et de rythmes se célèbre dans une joyeuse extase des sens, une exaltation de l’âme, parfois même un abandon extatique.

  • Dionysos, dieu grec de la fête et de la transe, nous invite à nous perdre pour mieux nous retrouver dans la jouissance de l’instant présent.
  • Hathor, déesse égyptienne de la danse et de la volupté, incarne une beauté divine où le corps devient temple de fête et de désir, une célébration de la vie elle-même.
  • Éros et Aphrodite, forces grecques du désir et de la sensualité, nous rappellent que le plaisir est une langue sacrée, tissée dans les fils de l’amour et de la beauté.
  • Krishna, dans les traditions hindoues, danse avec le monde en jouant de la flûte, une invitation à savourer l’instant et à fusionner avec l’harmonie cosmique.
  • Oshun, orisha des eaux et de la fertilité dans la tradition Yoruba, incarne l’amour, la guérison et la joie, nous rappelant que la grâce et l’harmonie naissent de notre connexion avec le monde, dans une danse fluide et sereine.

Ces divinités, chacune à leur manière, nous invitent à renouer avec notre propre sensualité, à goûter à la plénitude de l’instant et à célébrer le divin à travers la beauté, le désir et l’exaltation des sens. Elles nous rappellent que, loin de toute frénésie ou artificialité, le véritable art de vivre réside dans la présence, l’extase, et la communion avec le monde qui nous entoure.

Dans toutes ces figures, le corps n’est pas un obstacle à la spiritualité, mais un passage vers l’âme. Il devient le véhicule sacré de l’expérience du monde, un espace de danse et de plaisir divin. Ralentir, c’est aussi renouer avec cette sagesse des sens, où l’extase devient un art de vivre incarné, une célébration de chaque instant. Là où la frénésie moderne éclipse souvent la sensualité, ces divinités nous rappellent que le corps est un temple, une porte ouverte sur l’invisible et le divin. Ralentir, c’est nous offrir le luxe de ressentir, de goûter à la vie avec profondeur, et de retrouver dans chaque souffle, chaque mouvement, une forme de grâce oubliée.

Source Pexels, photo Christina Demirözoğul

II. Le polythéisme comme sagesse de la lenteur

Les spiritualités polythéistes reconnaissent l’existence du non-maîtrisé (nature sauvage, mort, invisible, divin…), la pluralité des voix (diverses croyances, divinités, traditions, héritages…), le temps des saisons (cycles, changement, renouvellement…) et les rites qui entretiennent notre relation au monde. Elles peuvent nous inspirer une autre manière de vivre : plus lente, plus attentive, plus enracinée et plus respectueuse de ce qui est vivant, intime, imprévisible.

Odin, suspendu à l’arbre Yggdrasil, a compris que la sagesse exigeait patience et renoncement. Neuf jours, neuf nuits de sacrifice, pour recevoir la connaissance des runes, dans une lente ascension vers l’illumination. Ce sacrifice de soi, dans la suspension du temps, nous rappelle que la vraie sagesse se trouve dans l’attente, dans la contemplation, loin des frénésies de la vie moderne. Les rituels païens, eux aussi, honorent les cycles naturels. Le passage des saisons, le changement des phases lunaires, le solstice d’été, sont des invitations sacrées à ralentir. Ces rites anciens nous enseignent que tout naît, évolue et se transforme à son propre rythme, comme les feuilles qui tombent ou les étoiles qui traversent le ciel. Dans le quotidien, ralentir peut se traduire par de petits gestes concrets, simples mais puissants :

  • Ralentir. Oser faire moins, mais mieux. Privilégier la profondeur à la quantité, la parole posée à la réaction immédiate.
  • Choisir le lien. Échanger, vraiment. Prendre le temps de répondre. De lire. De s’étonner.
  • Honorer les gestes. Cuisiner, marcher, écouter, écrire : comme autant de petits rituels.
  • Accueillir l’imperfection. Oser dire « je ne sais pas », « je répondrai plus tard », « je me suis trompé », « peut-être »…
  • Créer des lieux d’écoute. Cercles intimes chaleureux, comme des petits groupes se retrouvant autour d’un feu de camp.
  • Refuser de tout savoir. Laisser place aux doutes, aux silences, aux cheminements et à la maturité.

Ralentir, c’est faire place à une présence plus dense, plus humaine. Ce n’est pas fuir le monde moderne, mais y entrer autrement. Le rythme de la Terre, souffle ancestral, nous rappelle constamment que les cycles de la nature ne se précipitent pas. Ils nous offrent un modèle d’harmonie, une invitation à renouer avec des rythmes plus lents, plus enracinés, ceux des anciens. Pour ceux qui choisissent de quitter la frénésie des villes, une quête silencieuse s’éveille : celle du retour aux racines, aux terres natales, à celles des parents ou des grands-parents. C’est le retour aux villages qui nous ont vus grandir, aux pagus anciens, où la vie se tisse au rythme des saisons et des paysages. Ce retour à la terre, à ce monde local, à la province ou à ce qui est régional, devient une forme de réconciliation avec la richesse et la simplicité de la vie. Un temps qui ne se mesure pas en heures, mais en gestes, en paroles, en souffles partagés, où chaque moment s’étire dans une présence pleine et tranquille. Peu importe notre origine ou notre culture, le retour chez soi, ou l’installation dans une terre d’accueil avec laquelle nous nous harmonisons, est une source de bien-être profond. Que ce soit en retrouvant les racines de nos ancêtres ou en établissant un nouveau foyer dans un lieu qui nous parle, ce retour à la terre — au sens le plus profond du terme — devient une quête de sens, d’épanouissement et d’équilibre. C’est dans cette réconciliation avec la création au sens large et les autres que nous retrouvons la richesse de la vie, loin de la frénésie moderne.

Conclusion : une lenteur vivante, pour une vie réenchantée

Habiter autrement le monde, c’est réapprendre à goûter l’instant comme une offrande. C’est comprendre que les véritables liens se tissent dans le temps accordé, dans la patience, dans la sincérité de l’écoute. Comme les divinités des anciennes traditions polythéistes nous le rappellent, l’essence de l’existence se trouve dans la présence à l’instant, dans la danse avec le monde et la conscience de ce qui est.
La lenteur n’est pas une fuite ou un déni, mais une réappropriation du temps et du sens de la vie. Lorsque nous nous réconcilions avec notre environnement et les autres, nous retrouvons la richesse de la vie, loin des pièges de la frénésie moderne. Ainsi, ralentir, c’est aussi réapprendre à vivre simplement, à savourer chaque souffle et chaque geste. C’est nous reconnecter aux cycles naturels, à la lente évolution des choses et des êtres. Ce n’est pas fuir le monde moderne, mais y entrer autrement, avec une nouvelle sagesse, un nouveau souffle, un retour à l’essentiel.

Dans cette lenteur incarnée, il est possible de redécouvrir l’art de vivre dans sa forme la plus pure et la plus joyeuse.

Irmine/Sopdetmouti, 5 mai 2025

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