Depuis quelques années, les intelligences artificielles dites “créatives” ont bouleversé notre rapport à l’art. En quelques secondes, elles peuvent générer une image, un texte, une mélodie, à partir d’une simple commande. On appelle ça un prompt. Beaucoup s’en émerveillent : il suffit de quelques mots pour obtenir un tableau de style impressionniste, un poème ou un portrait “à la manière de…”. Mais derrière cette prouesse technique se cache un glissement profond de notre rapport à la création.
Dans une perspective polythéiste, où l’on est imprégné des cultures et des valeurs des civilisations anciennes, cela n’est pas anodin. L’art, dans ces traditions, n’est pas un simple produit, mais un acte vivant, un geste qui relie l’humain au monde et au divin. En Égypte ancienne, par exemple, le sculpteur animait sa statue de l’esprit du dieu ou du défunt qu’elle représentait. Le travail de l’artisan ou de l’artiste reflète un savoir-faire acquis sur le long terme et constitue une véritable expérience concrète, tangible et humaine, qui laisse des traces matérielles, mais aussi dans l’esprit de celui qui crée — sous forme de connaissances, de techniques et de compréhension du monde.
La question qui se pose alors est la suivante : que devient la valeur humaine, éthique et sacrée de la création face à l’usage croissant de l’intelligence artificielle ?

Créer et commander, deux actes différents
J’utilise moi-même l’IA, notamment lorsque je ne trouve pas d’images pour illustrer un article dans les banques d’images, ou que je n’ai ni le temps ni l’envie de les créer moi-même. Pour autant, à aucun moment je ne me considère comme auteure de l’image en le faisant. L’un des arguments souvent avancés sur le web, et qui m’horripile, est : « J’ai écrit le prompt, donc c’est moi le créateur (ou l’artiste…) ! ». Mais taper une commande dans une machine n’est pas créer : c’est donner des ordres qui seront exécutés par l’appareil. Cette confusion entre imaginer et créer est fondamentale, même si elle est souvent ignorée. Imaginer, c’est concevoir une idée ; créer, c’est passer à l’acte et donner corps à cette idée.
Est-ce que formuler une demande comme « Je veux un steak à point, avec des haricots verts et une sauce au poivre » est la même chose, que le fait de le cuisiner et de le servir ? Non, donc commander n’est pas synonyme de créer. Ce serait comme se glorifier d’être chef cuisinier après avoir demandé un plat à un traiteur en disant : « C’est moi qui l’ai fait ! ». Rassurez-moi, on est bien d’accord là-dessus ? Certains commentaires que je lis sur les réseaux sociaux sont parfois tellement surprenants que j’ai l’impression de vivre dans le film Idiocraty. Je n’aime pas être condescendante, mais il faut avouer que, certains jours, c’est difficile de ne pas se sentir exaspérée face à certaines réflexions très limitées.

L’exigence de la matérialité et les leçon des anciens
L’acte de création est une expérience vivante et concrète qui engage l’être. Créer, c’est matérialiser une idée en la faisant advenir dans le monde réel, un processus qui exige l’usage de la main ou d’outils, le souffle, le travail avec la matière et la contrainte du temps. L’artiste et l’artisan acceptent d’hésiter, de recommencer et d’échouer. L’imagination est fluide et sans effort (sans résistance), mais la création est une lutte contre la matière. Elle exige de résoudre des problèmes concrets et d’incorporer un savoir-faire, qui est le pont essentiel entre le mental et le physique. Ce n’est pas l’idée initiale, qui définit l’œuvre, mais la manière dont elle a survécu à l’épreuve de la matérialisation. Combien de fois suis-je partie avec une idée d’article, de dessin et de peinture et une fois confrontée à la feuille blanche ou à la toile, l’idée a évolué vers autre chose ?
C’est dans cette négociation avec la matière que l’œuvre et l’artiste se façonnent mutuellement. Je suis en grande partie autodidacte en matière de dessin et peinture, et j’ai souvent pensé que finalement c’est la confrontation à la matière (graphite, peinture, craie…) et au support (papier, toile, mur..), qui m’ont permis d’apprendre. Ce sont eux les véritables enseignants. Ce sont face à eux que le savoir-faire s’acquiert. Avec l’IA, l’idée que ce savoir-faire a une valeur se perd. Cette dévaluation n’est pas nouvelle : elle a commencé avec l’industrialisation, qui a dévalorisé le savoir-faire artisanal au profit de la quantité et de la vitesse de production. L’objet créé en série, bien que fonctionnel, a perdu son caractère unique et son récit de création. Mais avec l’IA, cela prend des dimensions abyssales. La crise algorithmique ne s’attaque plus seulement à l’objet, mais à l’acte créatif lui-même.
Dans l’Égypte antique, le scribe devait maîtriser un savoir-faire minutieux de la main, sous le patronage de dieux tels que Thot, dieu des scribes, et Ptah, dieu des artisans. Dans la Grèce antique, le technitēs (artisan ou artiste) luttait contre la matière — le marbre, le bois ou le métal — pour atteindre la perfection, honorant des divinités comme Héphaïstos, dieu de la forge et du savoir-faire technique. À Rome, l’architectus était avant tout un ingénieur de terrain : son œuvre dépendait de l’engagement physique et de la maîtrise pratique, sous l’égide de Vulcain, le forgeron, et de Minerve, déesse de l’ingéniosité. Ces cultures valorisaient les efforts investis dans la création. L’art n’était jamais une simple commande : il constituait une collaboration sacrée et exigeante entre l’inspiration divine et la main de l’homme, où chaque geste incarnait technique, patience et dévotion.

Le prompt : délégation, pillage et absence d’âme
Le prompt, en revanche, se déploie dans l’immédiateté et l’impersonnel. Il court-circuite la démarche et l’engagement de l’être, réduisant la création à une simple requête, comme un vœu formulé à la lampe magique d’un génie. Celui qui se contente de taper une commande délègue l’exécution de l’acte créatif à l’algorithme. Il fournit l’intention, mais il lui manque l’engagement physique et émotionnel, cette expérience concrète et vivante qui transforme l’artiste. Créer possède un aspect initiatique : l’œuvre peut faire évoluer l’artiste, tout comme l’artiste fait évoluer l’œuvre. L’un et l’autre se nourrissent mutuellement. C’est une véritable expérience de vie, incarnée et transformatrice. De plus, la machine ne vit rien, ne ressent ni peur ni joie ; elle calcule des probabilités à partir de milliards de données. Elle se comporte d’ailleurs comme un parasite, puisqu’elle utilise les œuvres et le fruit du travail de longue haleine d’autres humains.
La charge émotionnelle unique de l’œuvre
L’acte de créer est un voyage initiatique. Il se nourrit du vécu, de la mémoire et de la sensibilité du créateur. Des figures comme Frida Kahlo, Niki de Saint Phalle, Dora Maar, Vincent van Gogh ou Ousmane Sow illustrent ce constat : l’œuvre devient le précipité d’une histoire vécue, chargée de souffrance, de joie ou d’émerveillement. Cette charge émotionnelle unique et irremplaçable est ce qui confère à l’œuvre sa dimension véritablement humaine, je dirai même magique et miraculeuse.
Perte de sens, crise du sacré et dévalorisation de l’expérience humaine
La création humaine est valorisée par l’investissement en temps, en peine et en compétences. L’IA générative, en offrant un résultat quasi-identique sans cet investissement, dévalue l’essence même du travail créatif. Les IA génératives suggèrent que la production d’une œuvre complexe est aussi facile qu’un souhait. Cela occulte la difficulté fondamentale de l’apprentissage (années de dessin, de composition, de technique) et du métier. Si l’on peut générer un résultat immédiatement, à quoi bon s’engager dans la longue et difficile traversée de l’apprentissage humain ? Cette question engendre une perte de sens pour les jeunes générations, qui pourraient choisir de ne plus s’engager dans cette voie, car une machine rend le labeur créatif dérisoire aux yeux du marché. La machine ne crée pas à la place des humains, mais elle rend l’effort humain dérisoire, alors même que c’est cet engagement valorise l’humain et confère un sens profond à son existence.
L’enthousiasme, l’inspiration divine
L’art, dans sa dimension magique, implique une étincelle, une inspiration. Ce que les Grecs appelaient enthousiasmós (enthousiasme) signifiait à l’origine la possession ou la communication par le divin. Le prompt remplace cette mystique par un algorithme probabiliste, privant l’œuvre de l’élément irrationnel et miraculeux qui la rendait précieuse. L’œuvre issue du prompt n’a pas de récit interne de lutte, d’échec ou de repentir (trace de modification). Elle est un produit fini et impersonnel.
Pourtant l’art est fondamentalement une forme d’expression, un canal privilégié par lequel le créateur extériorise, confronte et transcende son monde intérieur. Le dessin et l’écriture sont d’ailleurs de la même famille. Le tracé des lettres a d’abord été un dessin avant de devenir un alphabet par exemple. Que ce soit la rage de Dora Maar, la souffrance de Frida Kahlo, ou la quête spirituelle d’Ousmane Sow, l’œuvre est le langage incarné d’une subjectivité (d’un individu ou d’une conscience) unique. L’acte de créer est, par essence, un acte de libération personnelle ou de témoignage social. L’œuvre humaine a une valeur parce qu’elle est l’émanation d’une conscience, d’une mémoire et d’un corps unique. L’IA entraîne la dévalorisation de l’expérience humaine au profit de l’efficacité mécanique et du réflexe de consommation.
Face à l’abîme algorithmique
L’émergence des intelligences artificielles « créatives » met en lumière une fracture fondamentale : celle qui sépare l’acte de la création incarnée de la simple consommation algorithmique. Comme l’ont enseigné les civilisations antiques, la valeur d’une œuvre ne réside pas tant dans son résultat final, que dans les efforts investis, les connaissances, l’expérience et le savoir-faire acquis qui la matérialisent. C’est là que réside la logique de consommation qu’incarne le prompt. Elle se soucie uniquement du produit final. On “commande” une image comme on commanderait un Mac Do au drive. Le geste, l’intention, la lenteur, la sensibilité, toutes ces dimensions, qui font la richesse d’une œuvre humaine, sont gommées pour laisser place à la satisfaction immédiate. Cette approche est l’antithèse de l’acte créatif, car elle ignore toute éthique du labeur et toute quête de sens et de sacré. Rédiger un prompt n’est donc pas faire acte de créativité. Cela reste une commande adressée à une machine.
D’ailleurs, l’IA ne menace pas seulement le marché de l’art, elle menace le sens existentiel que l’humain tire de son labeur. En rendant l’effort créatif dérisoire, elle nous confronte à l’abîme de l’inutilité. Si l’on peut formuler un vœu à la manière d’un génie et recevoir un produit fini et sans s’investir ou faire appel à un humain, a quoi bon apprendre, se former ou célébrer le génie des autres, si la machine peut les remplacer. Le véritable danger n’est pas la machine, mais la dévaluation de notre propre expérience humaine au profit de l’efficacité numérique.
La question n’est plus de savoir si la machine « crée » de belles images, mais de déterminer ce que nous choisissons de valoriser et de célébrer. Le véritable enjeu n’est pas technologique, mais culturel et existentiel : voulons-nous sanctifier l’expérience humaine – avec sa lenteur, son savoir-faire ardu et sa charge émotionnelle unique – ou bien glorifier l’efficacité mécanique et la prouesse algorithmique de la machine ?
