Cet article fait suite et vient en complément de celui intitulé : Pourquoi est-ce complexe de restaurer le calendrier égyptien ancien pour l’utiliser aujourd’hui ?
Lorsque j’ai débuté dans cette tradition avec mes amis du groupe Ta Noutri et d’autres, l’équation nous paraissait simple. Il suffisait de trouver la date du nouvel an et de faire correspondre avec les dates de notre calendrier grégorien pour restaurer un calendrier. Et la plupart des ouvrages grand public nous parlaient du 19 juillet, comme nous l’avons vu précédemment (article) sans nous préciser la source. Certes cette date (valable à une période donnée passée) permet de comprendre que en gros le lever héliaque de l’étoile Sirius avait lieu un peu après la mi-juillet à cette époque. Le grand public n’est pas netjeriste et n’a pas besoin d’une date exacte, car il n’a pas vocation à rassembler une communauté autour de fêtes communes porteuses de sens. Il a besoin de se faire une idée globale d’une civilisation pour sa culture générale. Cette date de nouvel an paraît si importante, une sorte de clef de voûte pour le reste du calendrier, que fréquemment les personnes qui cherchent à reconstituer le calendrier des anciens égyptiens pour un usage moderne ne se soucient pas des dates des fêtes de l’année. Leurs liens avec les cycles saisonniers, ainsi que leurs sens et leurs symboliques sont souvent négligés. Pourtant le calendrier des anciens égyptiens est étroitement associé aux cycles des saisons de sa terre natale, au cycle du Nil et aux mythes égyptiens, comme les calendriers païens ou polythéistes d’autres traditions avec leur époque et leur contexte local.
Le lien entre festivité et saisonnalité
Exemple de la fête de l’ivresse d’Hathor/Sekhmet ou fête Tekhy
Cette célébration se déroule du 20 au 24 inclus du mois de Thot ou Djéhouty (source temple de Dendera, Cauville S., (2002) Dendara: les fêtes d’Hathor), saison Akhet. C’est à dire après le nouvel an (wep renpet) durant le premier mois de l’année. Cette fête est liée au « Mythe de la destruction de l’humanité » ou « Mythe de la vache céleste », connu par plusieurs versions reproduites dans les tombes de la Vallée des Rois en Égypte (XIV- XII siècles avant notre ère). Il puise ses origines très loin dans l’histoire le l’Égypte, en effet des traces peuvent être discernées dans les textes des Pyramides.
« L’histoire commence alors que dieux et hommes cohabitent sur la Terre sous la tutelle du Maître Universel Rê. C’est l’âge d’or, tout est parfait. Pourtant, avec le temps, le dieu a changé, il a vieilli et les hommes le trouvent trop âgé et décident de se révolter. Rê est averti du complot et réunit le conseil des dieux dans le plus grand secret : Shou, Tefnout, Geb , Nout et Noun (l’océan originel) y participent. Il leur demande alors « Voici que les hommes issus de mon œil complotent contre moi ; dites moi ce que vous feriez à l’encontre de cela ». Les dieux proposent par la voix de Noun d’envoyer son œil contre les humains puisque « il n’existe pas d’œil supérieur à celui-ci ». Ainsi l’œil de Rê – « Oudjat » sous la forme d’Hathor est envoyé sur Terre. Elle se rend dans le désert – refuge des humains – en déesse sanguinaire (lionne) où elle extermine une partie des rebelles. Mais Rê prend pitié des hommes et pour sauver le reste de l’humanité de la soif de sang de la déesse, il imagine un stratagème pour apaiser la soif de sang de la lionne divine. Le dieu envoie des messagers à Éléphantine chargés de lui apporter « de grandes quantités de didi » (substance rougissante) qui mélangée à beaucoup de bière est semblable au sang. Devant l’assemblée divine, sept mille cruches sont remplies et sont répandues au petit matin sur le prochain lieu où la lionne se dirige. A l’aube, Hathor/Sekhmet pense trouver les champs inondés de sang. En extase, elle s’enivre de cette substance, et en oublie les humains . Dès lors ils sont sauvés de la destruction complète. »
La fête de l’ivresse tire son nom de l’ivresse à laquelle se livre la déesse en buvant la bière rouge. Mais, pas seulement… Elle est aussi liée à une phase particulière de la crue du Nil. En effet, la crue de ce fleuve s’opère en plusieurs étapes. Elle ne monte pas d’un seul coup du jour au lendemain.
Ce sont les apports de ses différents affluents (Nil Bleu, Nil Blanc, Atbara), qui le font augmenter de volume progressivement et selon plusieurs phases successives.
Les phases de la crue du Nil
Phase 1 : autour du solstice d’été – Arrivée des eaux du Nil Bleu, gonflement faible du Nil. Cet apport commence à chasser les «eaux dites vertes», c’est à dire stagnantes de la saison de la chaleur (Chémou ou shomou). Elles étaient craintes par les égyptiens, car porteuses de miasmes, de maladies et source d’insalubrité. Période qui aux alentours de la la fête de la goutte ou Nocta (17 juin).
Phase 2 : début juillet – Arrivée des eaux du Nil Blanc, gonflement plus marqué de la crue. C’est à ce moment-là que la crue est célébrée, car elle est plus visible. C’était notamment le cas à la fin de la civilisation égyptienne,, par les populations coptes et musulmanes avant la coconstruction du barrage d’Assouan.
Phase 3 à partir d’environ la mi-juillet (après le 15/07)– Arrivée des eaux rougeâtres (brunâtres) chargée d’alluvions ferrugineux de Atbara, la montée des eaux devient très importante.
Phase 4 : août à fin septembre – La montée continue et l’apogée de la crue est atteinte aux alentours de l’équinoxe d’automne au Caire, puis le niveau décroît pendant une dizaine de jours.
Lorsque le nouvel an égyptien était célébrée autour du solstice d’été (après 20 juin) ou début juillet (première semaine ou quinzaine au plus tard), la fête de l’Ivresse se tenait alors aux alentours ou juste après la mi-juillet, c’est à dire en phase 3 de la crue, celle des eaux rougeâtres chargées d’alluvions de l’Atbara. Le « Mythe de la destruction de l’humanité » ou « Mythe de la vache céleste » était alors lié au phénomène saisonnier des eaux colorées du Nil de la troisième phase de la crue. Celles-ci rappelaient la bière teintée de rouge versées dans les champs près du Nil pour enivrer la déesse. Avec un calendrier moderne, qui prend pour nouvel an le lever de Sirius (déesse Sothis/sopdet) aujourd’hui en août, ce lien n’existe plus. Le phénomène de ces eaux colorées auraient lieu (si pas de barrage pour bloquer la crue) avant le nouvel an. Ce serait illogique. Vous comprenez pourquoi il est important de bien comprendre la cohérence du calendrier dans son ensemble (saisons, fêtes, mythes, évènements astronomiques, histoire de la civilisation…) pour le reconstituer, et non pas prendre en compte seulement le nouvel an comme point de repère.
Mythes et festivités, rejouer l’age d’or de la création et des dieux
De plus, la position de célébration de ce mythe juste après le nouvel an n’est pas anodine. En effet, pour les anciens égyptiens, le nouvel an rejoue ce qu’ils appellent le Zep Tepy, le premier temps, c’est à dire les débuts de la création. Le mythe raconte l’age d’or ou début de la création, le temps où Rê régnait sur erre et le début de son déclin. Au solstice d’été (période de début de crue), le soleil est en effet à son maximum de puissance dans l’année si on peut dire, car ce sont les jours les plus longs de l’année. Comme dans le début du mythe où il est à son age d’or et ensuite il commence à décliner ou vieillir. Car les jours suivant le solstice, la durée d’ensoleillement commence à diminuer. Il y a un parallèle entre son cycle saisonnier et le récit du mythe. L’épisode de l’ivresse de la déesse est quant à lui en relation avec l’étape dite des eaux rouges de la crue du Nil (phase n°3 apport des eaux de l’Atbara). De la même façon, à la fin de la saison Shemou se tiennent des fêtes de conjurations, qui avaient pour but d’éloigner les mauvais génies associées aux eaux basses du Nil, dont la pestilence était vectrice de maladies. Ces fêtes se tenaient à cet instant de l’année car elles étaient liées à ce moment du cycle du Nil, à une réalité tangible et concrète de la vie quotidienne des anciens égyptiens.
Bibliographie
- The ancient egyptian daybook, Tamara Legan Siuda, 2016
- L’astronomie de Pharaon, Alain Barutel, Chapitre.com, 2016
- Le calendrier égyptien une œuvre d’éternité, Anne-Sophie von Bomhard, Periplus Publishing London Ltd, 1999
- Egyptian Religious Calendar, Luigi Tripani
- La mythologie égyptienne, Nadine Guilhou, Janice Peyré, 2006
- Temple festival calendars of ancien egypt, Sheril El Saban, Liverpool University Press, 2000
- Eau et agriculture : le cas du Nil par Hélène Leman et Brice Auvet, janvier 2023, Ecole normale supérieure CERES-ERTI, Paris
- Aperçu général sur l’Égypte, Antoine Barthélémy Clot Bey, 1840
- La crue du Nil et les phénomènes météorologiques qui l’accompagnent et la déterminent, R. Pictet, Le Globe – Revue genevoise de géographie année 1870, pp. 63-90
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