Dans un monde où les pratiques ancestrales se heurtent souvent aux réalités modernes, restaurer le calendrier égyptien au sein de la pratique du netjerisme ou dans une démarche de reconstruction culturelle soulève des questions essentielles. Fixer une date pour le Nouvel An, ou Wep Renpet (littéralement « l’ouverture de l’année »), devient alors une tâche à la fois pratique et symbolique. La problématique qui se pose est la suivante : Comment intégrer les témoignages historiques et contemporains pour établir une date pertinente pour le Nouvel An égyptien tout en respectant les liens avec les cycles naturels et la tradition ?
Après une étude approfondie des témoignages historiques et des cycles naturels, la date du 7 juillet m’a semblé la plus pertinente, car elle correspond à l’observation du début de la crue du Nil, si celle-ci avait encore lieu aujourd’hui sans l’existence du barrage d’Assouan. Ce phénomène était également observé avec attention par les Égyptiens coptes et musulmans vivant au bord du Nil au XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle, avant la construction du barrage. Ces populations, descendantes directes des anciens Égyptiens, vivaient encore au rythme du Nil et en dépendaient pour leur subsistance, à l’instar de leurs ancêtres.
Cependant, les témoignages et pratiques de ces populations sont souvent négligés par les pratiquants contemporains du netjerisme ou du khémitisme, qui se concentrent principalement sur les sources antiques. En intégrant ces récits modernes, on peut non seulement honorer la continuité culturelle entre les Égyptiens anciens et leurs descendants, mais aussi reconstruire un calendrier qui respecte pleinement son caractère nilotique. Ces témoignages offrent une compréhension riche et vivante du rôle central du Nil, permettant ainsi de perpétuer l’essence du calendrier antique dans une approche respectueuse des traditions et des forces naturelles qui sous-tendent encore aujourd’hui la crue (pluies en amont, apports d’autres fleuves…). En effet, selon les croyances netjeristes, les forces agissantes dans la nature émanent du Netjer, véritable moteur de la vie et de la création. Cette conception se reflète aussi dans le calendrier (voir article précédents à ce sujet).
L’évolution de la crue
Comme le rapporte R. Pictet, géographe et ingénieur suisse, dans La crue du Nil et les phénomènes météorologiques qui l’accompagnent (1870), les premiers signes de la crue, bien que faibles, étaient déjà célébrés avec ferveur. « C’est au Nilomètre (du Caire) que se marquent avec une grande régularité tous les changements de niveau du fleuve. En général, c’est le 17 juin que se célèbre la grande fête de la Nocta (rosée) au moment où l’on distingue le premier mouvement ascensionnel, qui ne devient que très sensible que huit jours plus tard. »
Après ces premiers signes observables de la crue, dès la Nocta, la montée des eaux progressait lentement. Toujours selon le même auteur : « La marche du Nil est d’une grande lenteur au début de la crue : un pouce d’élévation en deux jours, quelquefois moins encore, telle est son allure habituelle pendant les deux ou trois semaines qui suivent la Nocta ». Cependant, à partir du 1ᵉʳ juillet, la montée devenait suffisamment notable pour être communiquée à la population. A cette époque, les crieurs publics du Caire étaient mobilisés pour diffuser l’information. Toujours selon R.Pictet : « Le Cheikh du Nilomètre convoque chez lui les crieurs de la ville, constate avec eux chaque matin la hauteur des eaux et donne à chacun des instructions. Les crieurs se répandent de là dans la ville […] annonçant l’augmentation constatée au lever du soleil. »
Le 7 juillet, un changement significatif se produisait : « on remarque une surélévation notable des eaux provenant de l’arrivée du fleuve Blanc (Nil Blanc), qui avait une vingtaine de jours de retard sur le Nil Bleu, et qui manifeste sa crue après le commencement de l’élévation des eaux au Caire. » Cette adjonction des eaux du Nil Blanc aux eaux du Nil marquait une étape importante dans la montée en puissance de la crue et donc son officialisation.
Le géographe et ingénieur suisse R. Pictet a mis en lumière l’importance des cycles de crue du Nil dans le développement des civilisations égyptiennes. De manière similaire, Éugène Tissot, un ingénieur et écrivain français, a également étudié ce phénomène dans son ouvrage La Crue du Nil, publié en 1869. Tissot, qui a observé des conditions hydrologiques et climatiques similaires à celles décrites par Pictet, souligne l’impact des crues sur les traditions locales, ainsi que la désynchronisation ancienne du lever héliaque de l’étoile Sirius (Sothis) avec le début de la crue. Dans ses écrits en page 18 et 19, il note que : « Parti de Khartoum le 27 avril, le flot est attendu solennellement au Dongola pour le 16 mai, et les villages du district lui préparent des fêtes ; douze jours après, on le reçoit à Ouadi-Halfa, et les Nubiens l’observent comme un signe d’heureux présage que le lever héliaque des Pléiades y coïncide avec le début de la crue. On avait de même autrefois remarqué à Memphis que le lever de Sirius semblait y présider à la crue du Nil, et on attachait du prix à cette coïncidence, bien qu’elle ne dût se vérifier que pendant un siècle ou deux. On sait qu’aujourd’hui, en effet, ce phénomène astronomique est déjà postérieur de 45 jours au début de la crue au Caire. C’est dans la nuit du 17 juin, soit quatre jours avant le solstice d’été, que la capitale de l’Égypte fait son ovation à la goutte ou au nocta céleste qui symbolise le fleuve naissant, tandis que le lever héliaque de l’étoile caniculaire ne s’y observe que le 1er août. Il faut remonter 3600 ans avant notre ère pour rencontrer la coïncidence dont il s’agit, et cette date, entre autres preuves, donne la mesure de l’antiquité des observations dans ce pays.Les phases du Nil qui suivent ou précèdent le 17 juin sont soigneusement décrites, pour le parallèle du Caire, dans un almanach populaire que les anciens égyptiens ont transmis à leurs descendants, et qui, pour nous, sera un guide précieux dans l’étude que nous avons à poursuivre. »
Puis, Tissot poursuit en page 20 avec des observations qui corroborent celles de R. Pictet : « Qu’il nous suffise de résumer en quelques mots ce qui concerne le Nil. Disons tout d’abord, en accord avec Hérodote, qu’à la date de la Nocta, “le fleuve continue de grossir durant 100 jours, après lesquels il se retire généralement, et baisse au point qu’il demeure petit l’hiver entier et reste en cet état jusqu’au solstice d’été. »». Il cite également le 7 juillet comme date de gonflement plus marqué de la crue du Nil, officialisant celle-ci : « Celles du fleuve Blanc (Nil Blanc) y sont, comme à Khartoum, en retard d’une vingtaine de jours ; elles y font leur apparition le 7 juillet, et produisent un deuxième gonflement plus sensible que le premier ; pendant le reste du mois. » Cette citation illustre parfaitement, aujourd’hui comme il y a 23 siècles, les connaissances accumulées sur le Nil, et démontre que, depuis cette époque lointaine, son régime n’a pas fondamentalement changé.
Il est important de compléter cette observation en précisant que les premières eaux nouvelles qui atteignent le Caire le jour de la Nocta proviennent du Nil Bleu. En revanche, celles du Nil Blanc, comme à Khartoum, arrivent avec environ vingt jours de retard ; elles font leur apparition autour du 7 juillet et provoquent un second gonflement plus marqué que le premier. Pendant le reste du mois, le fleuve continue de s’élever avec ampleur. Les eaux brunes ou rouges du Nil commencent généralement à arriver en Égypte autour de la mi-juillet et atteignent leur pic de crue entre la fin juillet et le début août. Bien que la période exacte puisse varier d’année en année en fonction des conditions météorologiques, on observe que, en règle générale, le niveau des eaux commence à monter significativement vers la mi-juillet. C’est autour du 31 juillet que le fleuve devient trouble, s’épaissit et prend une couleur rougeâtre très caractéristique. Les anciens égyptiens parlaient des eaux rouges, associées au retour de la déesse Hathor/Sekhmet, qui dans un mythe célèbre s’est changé en une lionne féroce, qui menace de détruire l’humanité. Heureusement, elle est apaisée par une ruse de Djéhouty (Thot) qui utilise de la bière teintée en rouge, qu’elle aurait pris pour du sang. Ce mythe est célébré lors de la fête de l’ivresse, qui a lieu 18 jours après le Wep Renpet ou Nouvel an égyptien.
Une continuité à travers le temps
Ces récits montrent à quel point le Nil structuraient non seulement l’agriculture mais aussi la vie spirituelle et sociale des Égyptiens. Même au XIXᵉ siècle, ces traditions vivaient encore chez les Coptes et les musulmans, descendants directs des anciens Égyptiens, qui dépendaient toujours du Nil comme leurs ancêtres. Cependant, ces témoignages modernes sont souvent négligés par les pratiquants contemporains du netjerisme ou du khémitisme, qui se concentrent quasi exclusivement sur les sources antiques. Pourtant, ils offrent une compréhension vivante et concrète des dynamiques du Nil, des rites associés et des phénomènes naturels toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Intégrer ces témoignages modernes permet non seulement d’honorer la continuité culturelle, mais aussi de reconstruire un calendrier en harmonie avec le caractère nilotique du cycle égyptien ancien. Ces récits, comme ceux de Pictet et Tissot, révèlent le rôle central des pluies en amont, « qui sont à l’origine de la crue, un phénomène qui perdure encore aujourd’hui. » Tissot souligne également que « les premières eaux nouvelles qui arrivent au Caire le jour de la nocta sont celles du fleuve Bleu (Nil Bleu), tandis que celles du fleuve Blanc (Nil Blanc) arrivent avec un retard d’environ vingt jours. » Selon les croyances netjeristes, ces forces naturelles émanent du Netjer, liant ainsi le passé et le présent dans une dynamique cyclique.
Le cas du 19 juillet
La date du 19 juillet du calendrier julien fait partie des dates que j’ai utilisé par le passé mais que j’ai abandonné après des recherches plus poussées sur le calendrier égyptien. En effet, cette date est historiquement associée au lever héliaque de Sirius/Sothis durant une période de début de crue en l’an 139 ap. J.-C. Cependant, il est important de noter que cette date ne correspond ni à l’apparition actuelle de cette étoile, ni au début de la crue du Nil, et qu’elle permet difficilement d’établir un calendrier en phase avec les saisons du cycle nilotique, qui en constitue pourtant la colonne vertébrale. De plus, elle ne tient pas compte des cycles saisonniers contemporains en Égypte ou ailleurs, ni de l’évolution du cycle de l’étoile Sirius. Bien que cette date soit souvent mentionnée par les égyptologues dans des ouvrages grand public pour donner une indication générale de l’époque du Nouvel An, il est compréhensible qu’ils ne puissent pas toujours expliquer en détail certaines subtilités à un public néophyte. En conséquence, cette date, bien que présente dans l’œuvre de Censorinus « Die Natalis » pour l’an 139 ap. J.-C., ne reflète plus les réalités des cycles naturels actuels.
Pour conclure
Il convient de noter qu’il existe d’autres témoignages et études qui corroborent ces observations sur la crue du Nil et son impact sur les civilisations égyptiennes. Cependant, pour des raisons de clarté et de concision, j’ai choisi de me concentrer sur les écrits de R. Pictet et d’Éugène Tissot. Ces deux auteurs mettent en lumière l’importance du Nil chez les descendants des anciens Égyptiens et la continuité des pratiques permettant les observations, prévisions et célébrations de la crue du Nil. De plus, leurs témoignages nous fournissent également des indications précieuses sur les dates et les périodes de crue, essentielles pour fixer la date du Nouvel An égyptien dans le calendrier netjeriste contemporain. Ces dates continuent de nous relier aujourd’hui aux saisons et à la manifestation tangible du netjer à travers la nature et la création. En effet, si la crue n’a plus lieu, ce n’est pas à cause du climat, des changements naturels ou d’une volonté divine, mais en raison de l’intervention humaine. Les puissances à l’origine de la crue sont toujours à l’œuvre, même si elles sont invisibilisées par le barrage. Pour des informations plus détaillées et d’autres références, des sources et indications bibliographiques sont fournies à la fin de cet article.
Bibliographie
- The Oxford History of Ancient Egypt, Ian Shaw
- The Nile: a journey downriver through Egypt’s Past and Present, Toby Wilkinson
- Aperçu général sur l’Égypte, écrit par Antoine Barthélémy Clot-Bey, tome 2, année 1840
- La crue du Nil et les phénomènes météorologiques qui l’accompagnent et la déterminent, écrit par R.Pictet dans la Revue genevoise de géographie, tome 9, 1870. pp. 63-90
- Agriculture et eau : Le cas du Nil, Hélène Leman et Brice Auvet, Ecole Nationale Supérieure CERES-ERTI, janvier 2013
- Le Nil à l’époque pharaonique : son rôle et son culte en Égypte, par Charles Palanque, bibliothèque de l’école des hautes études, 1903
- Voyage en Arabies et en d’autres pays circonvoisins, l’explorateur et géographe danois Carsten Niebuhr (1733 – 1815)
- Le Bulletin de la Fédération des sociétés d’horticulture de Belgique, édition de 1870 (dans ce bulletin sont publié les informations d’un almanach copte de 1583)
- La crue du Nil, Eugène Tissot ingénieur au Caire ; publié en 1869
- Relation de l’Égypte, Abd-Allatif, Cambridge University Press, 28 mars 201 – page 348
Infos complémentaires
R. Pictet, géographe et ingénieur suisse, est l’auteur de l’ouvrage « La crue du Nil et les phénomènes météorologiques qui l’accompagnent et la déterminent », publié en 1870. Spécialisé dans les études climatiques, il s’intéresse particulièrement aux impacts des conditions climatiques sur les cultures, notamment en Égypte, où les cycles de crue du Nil sont cruciaux. Dans son livre, Pictet analyse les phénomènes météorologiques associés à la crue, ainsi que leurs effets sur l’agriculture et les pratiques culturelles des sociétés locales. Son approche rigoureuse repose sur des observations de terrain, des témoignages contemporains et des données des cheikhs des Nilomètres, qui mesuraient les niveaux d’eau le long du fleuve. En explorant les variations des niveaux d’eau et les traditions liées à la crue, il éclaire le lien entre phénomènes naturels et coutumes, traditions locales.
Éugène Tissot (né en 1827) était un ingénieur et écrivain français, connu pour ses travaux sur l’Égypte et la crue du Nil. Il a été un acteur important dans les études techniques et hydrologiques du Nil au XIXᵉ siècle, notamment à travers ses écrits sur la gestion des eaux et les phénomènes naturels associés à la crue du fleuve. Son ouvrage intitulé La Crue du Nil, publié en 1869, se distingue par son approche scientifique et technique des variations annuelles du fleuve et des conditions climatiques qui influencent la crue.