(ancien article de 2020 remis en ligne)
Je suis tombée dans le monde du néo-paganisme francophone et donc aussi celui des sorcières modernes, qui lui est lié, au début des années 2000. Je suis loin d’être une pionnière. Ces mouvements sont nés avant que j’en fasse la connaissance. Mais, depuis quelques temps, je remarque quelque chose, qui me pose question et m’interpelle. Il s’agit de l’émergence de youtubeuses, de formations, de magazines et autres produits estampillés sorcière/sorcier. Vous allez me dire avec mes motifs graphiques sur tee-shirts et autres supports imprimables, j’en fais partie. Oui, c’est bien pour ça que je me pose la question. Bien que je pense être plus dans l’humour et la démarche artistique. Je me dois de questionner le sujet. Mais quel sujet ? Et bien la transformation de la notion de sorcière en concept marketing et commercialisable, c’est à dire sa récupération par le capitalisme comme produit source de profits.
La sorcière et la culture néo-païenne cibles de la récupération culturelle
C’est peut-être la lecture récente de Sorcière de Mona Chollet et du Temps de l’anti-pub, de Sébastien Darsy, qui ont stimulé ma réflexion. Il y a aussi l’e-mail reçu du groupe de presse Oracom, éditeur de Happinez, respire, Miss respire, Simple Things, Psychologie Positive, Yoga magazine… Ce dernier a lancé une « école des sorcière » avec des formations reprenant les thèmes du féminin sacré, dont les contenus me rappellent ceux explorés par des (néo)païennes et sorcières modernes au début des années 2000 et ensuite via leurs blogs, leurs livres auto-édités et des ateliers « faits maison » avec passion. Je ne dis pas que les auteurs de l’école des sorcières du groupe Oracom ne sont pas sincères, mais il m’a semblé qu’un pas vient d’être franchi… celui de la commercialisation ou utilisation marketing de la sorcière. Et je ne pense pas que ce soit une bonne chose à 100 %. Un groupe de presse qui lance une école de sorcières…avouez que ça questionne. Même si ce groupe de presse est orienté bien-être et spiritualité. En commercialisant des magazines et des formations pour devenir sorcière, on transforme la sorcière en concept marketing et en produit, ce qui petit à petit peut vider le mot de son sens. Rappelez-vous qu’une sorcière vit en marge de la société, c’est sa force et sa faiblesse. Elle est une intermédiaire, une entre les mondes. Elle appartient au domaine du sauvage, même si elle est capable de vivre en société. Si vous ne l’avez pas lu, consultez aussi, Femmes qui court avec les loups de Clarissa Pinkola Estés, sur le thème de la femme sauvage.
Je citerai à ce sujet un passage du livre le Temps de l’anti-pub de Sébastien Darsy (Actes Sud 2005). Il est extrait du chapitre intitulé « La marchandisation de la culture » :
« Les publicitaires, pour vendre des produits, s’appuient désormais largement sur des images et des sons que le succès a rendus familiers. A la fin des années 1980, l’idée des publicitaires est que la culture va « ajouter de la valeur aux marques ». En jouant sur le caractère subversif d’œuvres du passé destinées à bousculer la société, la publicité a créé paradoxalement une norme consensuelle capable de faire vendre et de capter l’attention. Parmi les valeurs les plus récupérées en ce début de XXIème siècle, celle de la contre-culture des années 1960 : le Crédit Agricole a détourné le titre anticapitaliste et antimilitariste Imagine, de John Lennon. […] Apple a repris le Born to be wild du groupe Steppenwolf. Ce brouillage de références, d’une génération à l’autre, conduit à associer des biens de consommation à une musique qui prônait au contraire le rejet de la société de consommation.Les publicitaires n’ont pas non plus ménagé leurs efforts pour recycler les messages émancipateurs de Mai 1968. Les slogans aux airs de barricades ont connu un véritable succès à partir de 1990 : « A vous d’inventer le vie qui va avec (GDF)», « Le pouvoir des rêves (Honda) », « N’imitez pas innovez (Hugo Boss) », « libérez-vous la vie maintenant (Intel) ». Sur les affiches, Leclerc a repris l’imagerie subversive de mai 68, notamment le cliché du CRS qui brandit sa matraque derrière son bouclier. Le slogan « la hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat. » Le recyclage de la contre-culture des sixties n’est qu’un exemple parmi tant d’autres en, matière d’appropriation de la culture par la pub. »
Sébastien Darsy, Le temps de l’anti-pub ou l’emprise de la publicité et ceux qui la combattent, édition Actes Sud
Quand la haute-couture et les groupes de presse s’intéressent à la sorcière…
Et la figure de la sorcière moderne, même de la néo-païenne et leurs aïeules sont en passe de mon point de vue de vivre la même chose. Regardez par exemple la publicité de DIOR haute couture 2020-2021. On y retrouve des références visuelles au monde fantastique, aux mythes anciens et donc à l’univers des sorcières et néo-païen. Des grooms se baladent dans une forêt (monde sauvage) et présentent à divers êtres fantastiques des modèles Dior. Il y une sirène nageant dans une rivière, des nymphes aux bains près d’une ruine (cliché romantique), une dame escargot sortant de sa coquille, un jeune homme admirant son reflet dans l’eau (Narcisse ?), une jeune femme habillée à la gréco-romaine et son compagnon cornu (Pan ou un faune?), une jeune femme nue pétrifiée assise sur un rocher, un couple s’embrassant au creux d’un arbre habillés de lierres et de mousse (l’homme vert et sa partenaire ?), etc. DIOR apporte à tous ces êtres sauvage et mythologiquess, ses créations issues de sa maison de haute-couture… la civilisation pour les habiller ? Et oui, nous revoilà à dompter le sauvage. Sous ces airs de publicité féerique, romantique et esthétiquement bien léchée, on récupère la culture païenne et on dompte le sauvage.
Ci-dessous aperçu du clip publicitaire DIOR Haute Couture 2020-2021
Vous pouvez le visionner ici sur Youtube : clip DIOR.
Il y aussi récemment un magazine qui est sorti, New WITCH magazine, publié par Burda Bleu, la filiale française du groupe allemand Hubert Burda Media . Vu de loin, ça a l’air bien. On pourrait se dire, chouette enfin un magazine qui parle des trucs spirituels des sorcières modernes, d’éco-féminisme, de nos modes de vies… Pourtant, je trouve qu’il y a un truc qui coince là-dedans. D’abord sa cible pas toutes les sorcières… vous remarquez que les couleurs sont lumineuses, les thèmes aussi, c’est très consensuel. La sorcière blanche okay, l’autre la dark, la noire, la gothique où celle qui fraye avec l’ombre, le subversif…ouh lala surtout pas. Pourtant, c’est aussi ça la sorcière, celle qui remet en cause l’ordre établi, celle qui se poste entre deux mondes, celle qui est capable de regarder l’ombre et de lui faire face, la mort aussi et tout ce que l’égo humain a de plus ragoutant. La sorcière grande, petit, ronde, maigre, jeune, âgée…etc. Sauf que sur leur couverture et bien qu’est-ce qu’il y a ? Les mêmes mannequins que les magazines féminins classiques… pour la critique du patriarcat et l’empowerment féminine tu repasseras, on a vu mieux. Le slogan sur leur site Internet est un bel exemple de récupération culturel par la publicité: « Réveillez la sorcière qui est en vous. Le nouveau trimestriel qui s’adresse à toutes les femmes modernes : fortes, libres, écolos, féministes, assumées, prêtes à se ré-approprier leur pouvoir et à renouer avec leur féminin sacré. » Le concept de féminin sacré aussi il a bon dos, servi à toutes les sauces, vidé de son sens, devenu tellement fourre-tout qu’on ne saurait même plus le définir.
New Witch Magazine est autant un magazine de sorcière moderne, que moi je suis la petite fille de Margaret Thatcher. Il est conçu sur le même modèle, que les magazines féminin classique et possèdent les mêmes défauts. Ce n’est pas parce qu’il parle de la roue de l’année, de chamanisme et de bien vivre tes ragnagnas que cela en fait un support de presse représentatif des « sorcières modernes ». Un truc qui m’a fait rire aussi, dans le dernier numéro il y a un : « Le Do-Witch-Yourself, ou comment réaliser un bel objet à vocation spirituelle, pas à pas. ». A là on reconnaît les marketeux et leur capacité à créer des mots nouveaux pour innover et créer des « concepts » et des « slogans » pour toucher leurs cibles. Mesdames rappelez-vous que pour les publicitaires vous êtes des cibles.
Sauf que la sorcière n’est pas un produit.
La sorcière n’est pas un concept marketing.
La sorcière n’est pas une tendance mode, mais un mode de vie.
La sorcière n’est pas le fruit du capitalisme actuel, mais issu de la contre-culture et de sa critique. La sorcière n’est ni un profil type de consommatrice, ni une cible commerciale.
Je ne suis pas contre les entreprises commerciales de sorcières ou à thèmes sorciers. Mais j’alerte sur le fait que si on ne fait pas attention la sorcière pourrait être instrumentalisée et devenir un concept marketing vidé de son essence, comme les sixties, mai 68, etc. Vigilance !
A lire au même sujet…
- Sorcière, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet
- Le temps de l’anti-pub, l’emprise de la publicité et ceux qui la combattent, de Sébastien Darsy
- Femmes qui court avec les loups de Clarissa Pinkola Estés
Laisser un commentaire